Imagine un instant : Paris-Orléans en seulement 20 minutes, à 430 km/h grâce à un train lévitant sur un coussin d’air, sans jamais toucher les rails... Et si on te disait que ce train révolutionnaire, plus rapide et sans roue, avait déjà été conçu, et qu’il aurait pu changer à jamais le futur du transport ? Et si le TGV n’avait jamais existé, pour être remplacé par ce train révolutionnaire ? Aujourd’hui, de ce rêve visionnaire, il ne reste qu’une longue rampe de béton envahie de lierres entre Beauce et Sologne, au bord de l’A19. Mais pourquoi ? Comment une avancée aussi spectaculaire a-t-elle été abandonnée ? Plongée dans l’une des sagas technologiques les plus folles (et les moins connues) du XXᵉ siècle : l’Aérotrain.
Et si le vrombissement des TGV que l’on connaît aujourd’hui n’était qu’un plan B ? Entre la fin des années 1950 et la crise pétrolière de 1973, la France a caressé un tout autre fantasme : filer de Paris à Orléans en vingt minutes, les wagons littéralement suspendus sur un coussin d’air. Ce rêve a un nom – l’Aérotrain – et un père, Jean Bertin, génial touche-à-tout qui croyait possible un train sans roues à une époque où la vitesse commerciale plafonnait à 160 km/h.
Pour mieux comprendre, il faut remonter le temps au cœur des Trente Glorieuses, où tout semble alors possible. Les autoroutes s’étirent comme des rubans neufs, le pétrole coule à flots bon marché, et l’avion de ligne devient un symbole national avec la Caravelle. Pourtant, sur les voies ferrées, on patine. Les express les plus rapides mettent encore la journée pour rallier Marseille depuis Paris. Cette lenteur agace le pouvoir politique qui veut projeter la modernité hexagonale jusque dans les derniers recoins du pays. Lorsque de Gaulle, puis Pompidou, martèlent le mot « grand chantier », ils pensent certes au Concorde et aux centrales nucléaires, mais aussi à un rail enfin à la hauteur de l’élan industriel français.
C’est dans ce climat d’euphorie technique que Jean Bertin, ancien d’Airbus avant l’heure et polytechnicien, se persuade que l’on peut supprimer le problème à la racine : si le frottement freine les trains, supprimons le frottement. Inspiré à la fois par l’aéroglisseur anglais et par la dynamique des gaz dans les turboréacteurs, il imagine dès 1957 une cabine qui ne « roule » plus mais glisse, portée par un rideau d’air comprimé. La voie devient un monorail en T inversé, qui permet moins de frottements, et donc plus de vitesse. Le moteur souffle sous le châssis et la cabine se soulève de quelques millimètres. C’est peu, mais suffisant pour gommer quasiment toute résistance mécanique.
En 1963, maquette sous le bras, il décroche un rendez-vous avec Georges Pompidou, alors Premier ministre. Pompidou ressort conquis et signe un chèque de trois millions de francs pour construire un premier prototype de cet “avion sur rails”.. La machine atteint 90 km/h dès 1965, 200 km/h en pleine Beauce l’année suivante, et croise déjà un vent d’optimisme national.
À la fin des années 1960, le pays vit à l’heure de l’Apollo 11 et du turbo-jet et chaque nouveau record de l’Aérotrain fait la une. En 1969, sur la voie d’essai de Saran, le prototype 02 fauche déjà 422 km/h, non pas sur rail mais sur ce fameux coussin invisible. Les ingénieurs parlent d’une marge à 500 km/h, voire davantage si l’on passe aux réacteurs de deuxième génération.
L’instant est euphorique : la France promet à la presse internationale une navette Lyon–Grenoble de vingt minutes pour les JO de 1968. L’échéance est intenable ? Qu’importe, l’idée suffit à vendre du papier glacé.
L’onde de choc traverse l’Atlantique : en 1971, Richard Nixon dépêche un conseiller spécial à Gometz-la-Ville pour monter à bord. Outre-Rhin, la Deutsche Bundesbahn (DB) observe l’engin avec un mélange d’envie et de scepticisme ; les Japonais, eux, prennent des notes qui infuseront plus tard dans le maglev SCMaglev.
À Paris, le ministère de l’Équipement arrose le projet ; 45 millions de francs sont débloqués pour une rame de 26 mètres, deux plates-formes de retournement et dix-huit kilomètres de poutres en béton. Le 5 mars 1974, l’I80-HV déchire l’air à 430,4 km/h. Sur le papier, plus rien ne peut arrêter cette fusée terrestre.
Le 2 avril 1974, Georges Pompidou meurt à l’Élysée. Son successeur Valéry Giscard d’Estaing hérite d’un pays soudainement frappé par le premier choc pétrolier. Fini les chéquiers grand ouverts : on prêche le réalisme budgétaire.
Or, l’Aérotrain dépend d’un carburant désormais fluctuant et de voies entièrement neuves, quand le TGV expérimental de la SNCF, certes moins rapide, se branche aux caténaires et promet de réutiliser à terme une partie du réseau classique. Giscard préfère moderniser l’existant : le TGV paraît moins cher, moins gourmand en kérosène.
Avec la crise économique, chaque point faible de l’Aérotrain grossit sous la loupe. Les poutres en béton hérissent les riverains ; les demi-tours sur plate-forme alourdissent l’exploitation ; la rame ne transporte qu’une petite centaine de passagers, loin des 500 d’un TGV. Pire : l’État calcule que doubler la vitesse par rapport au fer électrique revient à quadrupler la facture énergétique. Dans ce climat anxiogène, la SNCF savonne discrètement la planche à son rival.
En résumé : des infrastructures coûteuses (il faut des centaines de kilomètres de poutres en béton), une capacité limitée (80 places contre 500 pour un TGV), des manœuvres complexes (demi-tours sur plateformes rotative)... Le 17 juillet 1974, le couperet tombe : arrêté officiel du projet, remballez les maquettes.
Jean Bertin se bat quelques mois, puis voit ses crédits s’évaporer. Il meurt le 21 décembre 1975, à 58 ans, laissant derrière lui plus de 3000 brevets et un goût amer de rendez-vous manqué…
Aujourd’hui, si tu prends l’A19 vers Orléans, tu l’aperçois : un viaduc blanc-gris de dix-huit kilomètres, tronqué, piqué de lierres et tagué à l’infini. Démolir coûterait environ 13 millions d’euros, alors l’État a préféré le classement “Patrimoine du XXᵉ siècle” en 2017. Quelques panneaux pédagogiques rappellent qu’ici, en 1974, la France flirtait avec Mach 0,35.
Le site attire aujourd’hui de nombreuses start-up. En 2016, la société Spacetrain annonce vouloir remettre les coussins d’air au goût du jour en remplaçant le kérosène par de l’hydrogène. L’entreprise occupe un hangar, présente un élégant démonstrateur en fibre de carbone… mais est condamnée pour escroquerie en 2023. Depuis, les rails de l’Aérotrain continuent de rouiller autant qu’ils fascinent.
Les ingénieurs ne laissant jamais une bonne idée mourir, plusieurs pays semblent vouloir reprendre le flambeau français. Au Japon, la Japan Railways développe le SCMaglev dès les années 1970 : même logique de sustentation, mais via des aimants supraconducteurs refroidis à l’azote liquide. En 2015, la rame d’essai L0 établit un record incroyable à 603 km/h. L’Allemagne, de son côté, teste le Transrapid entre Berlin et Hambourg, mais doit abandonner en 2006 après un accident mortel et un coût jugé prohibitif.
En 2013, Elon Musk publie un white paper sur l’Hyperloop (spoiler : on t’en parle bientôt dans un autre décryptage !), une capsule propulsée dans un tube sous vide. Le concept reprend le credo de Bertin : supprimer le frottement, cette fois non seulement au sol, mais aussi dans l’air. Plusieurs entreprises, dont HyperloopTT et Hardt, continuent de chercher la martingale, mais aucune ligne commerciale n’a encore vu le jour.
Pendant ce temps, le TGV français détient toujours un record sur rail à 574,8 km/h (2007), mais n’exploite que 320 km/h en service régulier. Pourquoi ? Car au-delà, le ticket grimperait autant que la consommation électrique. Chaque km/h supplémentaire fait exploser les courbes : énergie, CO₂, euros. La vraie équation est sociétale : vitesse, prix, empreinte carbone, acceptabilité locale. Le fantasme de gagner dix minutes sur un Paris–Lyon vaut-il des milliards d’euros et des kilotonnes de CO₂ ? La réponse fait débat, mais une certitude demeure : l’intuition de Jean Bertin nourrit encore la recherche, du choix des alliages légers à l’aérodynamique des nez de rames dernière génération.
Pour aller plus loin : Train à très grande vitesse : la Chine est-elle en train de révolutionner le voyage ferroviaire ?
Jean Bertin visait les étoiles ; son rêve a fini au cimetière des idées trop chères. Pourtant, son Aérotrain a ouvert la voie (sans mauvais jeu de mots) à toutes les utopies de la lévitation. Alors… Et si Pompidou avait vécu ? Et si l’or noir n’avait pas flambé ? Serions-nous aujourd’hui en train de flotter à 430 km/h, plutôt que dans un TGV ? On ne refera pas l’Histoire, mais une chose est sûre, l’Aérotrain a laissé une empreinte durable sur les technologies de transport à grande vitesse : légèreté des matériaux avec l’utilisation de l’aluminium, réduction du frottement et optimisation énergétique… Autant d’innovations signées Jean Bertin, qui résonnent encore aujourd’hui.
Et si un jour un train sans roues voit enfin le jour en France, on se souviendra de l’aérotrain et du fait qu’avant l’Hyperloop ou le Maglev, la France avait déjà inventé le train du futur…