Si on te demande de citer un pays dont les trains sont souvent en retard, peut-être penseras-tu d’abord à la France ? Il faut dire que la SNCF est assez souvent critiquée par les Français pour ses retards et annulations. Le président de la SNCF a lui-même tiré la sonnette d’alarme sur notre podcast concernant la nécessité pour l’État d’investir dans l’entretien du réseau ferroviaire français, une condition essentielle pour garantir la fiabilité de notre service public.
Pourtant, l’une des voisines de la France est bien plus mauvaise élève : l’Allemagne. Pannes, retards, annulations… Depuis quelques années, la Deutsche Bahn (DB), autrefois fleuron de la ponctualité et de l'efficacité, a perdu de sa superbe. Pire, elle traverse aujourd’hui une crise telle que les Chemins de fer fédéraux de Suisse refusent désormais l’entrée en gare de Bâle aux trains allemands qui ont plus de 15 minutes de retard. Au total, l’Allemagne a accumulé plus de 35 milliards d’euros de dette et un retard d’investissement estimé à 150 milliards d’euros pour restaurer et développer son réseau. Et selon Jean-Pierre Farandou (PDG de la SNCF), le réseau français pourrait bien connaître le même destin si rien ne change.
Tu l’auras compris, l’Allemagne, autrefois modèle ferroviaire, est aujourd’hui en crise. Comment en est-on arrivé là, et que peut en tirer la France ? On a mené l’enquête pour comprendre ce qui a fait basculer l’un des plus grands réseaux ferroviaires d’Europe dans le chaos. Et spoiler : ce n’est pas qu’une question de budget.
Pour comprendre le déclin du chemin de fer allemand, il faut remonter en 1994, l’année de la grande réforme du rail allemand. Lorsque le mur de Berlin tombe en 1990, l’Allemagne réunifiée doit faire cohabiter deux systèmes ferroviaires complètement différents. À l’Ouest, la Deutsche Bundesbahn, un mastodonte public déjà surendetté. À l’Est, la Deutsche Reichsbahn, un réseau socialiste encore plus vétuste.
C’est ainsi que naît en 1994 la Deutsche Bahn AG - société privée mais 100 % détenue par l’État - issue de la fusion des réseaux est et ouest. Objectif : combiner l'efficacité du secteur privé et la supervision publique. Grâce à l'État, qui a épongé la dette colossale accumulée jusque-là (plus de 30 milliards d'euros de dettes !), un nouveau départ est possible.
Initialement, cette réforme a porté ses fruits, avec une amélioration de la ponctualité (plus de 90 % de ponctualité dans les années 1990-2000) et une modernisation du réseau. Le modèle est inédit et semble faire ses preuves : une entreprise publique qui fonctionne comme une entreprise privée, avec une logique de privatisation partielle. Mais c’est justement cette structure hybride, mi publique, mi privée, qui posera dans quelques temps, de sérieux problèmes.
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Mais dès les années 2000, alors que la marque Die Bahn dépoussière l’image du rail et s’exporte même à l’international, les problèmes s’accumulent en coulisses. En cause ? Rapidement, la priorité est donnée à la réduction des coûts, parfois au détriment de la vision à long terme.
Depuis 1994, plus de 5 400 km de voies ferrées ont été supprimés, soit près d’un sixième du réseau, passant d’environ 44 600 km en 1994 à moins de 40 000 km aujourd’hui. Cette contraction du réseau s’est accompagnée de suppressions de postes de cheminots et d’une externalisation de nombreuses activités.
Alors que la DB était censée être rentable tout en assurant un service public, le modèle hybride public-privé crée des contradictions. Le manque de transparence dans l'utilisation des fonds publics, souvent réinvestis en interne sans réelle responsabilisation, exacerbe la situation.
Dès l’origine, la réforme de 1994 portait en elle une contradiction : on demandait à la DB de se comporter comme une entreprise privée, avec des objectifs de rentabilité, tout en continuant d’assurer un service public sur un réseau vaste et coûteux à entretenir. Autrement dit, on attendait d’elle qu’elle fasse du chiffre tout en transportant tout le monde, partout, tout le temps.
Progressivement, le gouvernement se désengage du financement ferroviaire, espérant une prise de relais par le secteur privé. Mais si la Deutsche Bahn AG devait initialement être privatisée, la crise financière de 2008 a interrompu ce processus, et l’État allemand détient encore aujourd’hui 100 % des actions. Et nous allons le voir, cette ambivalence de la privatisation partielle a engendré de nombreuses contradictions dans sa gestion stratégique.
La DB est également contrainte de verser des dividendes à l'État et investit massivement dans des projets internationaux coûteux au détriment de son réseau national. Résultat ? Un endettement massif.
En parallèle, on veut « plus avec moins » (moins de trains en réserve, moins de conducteurs disponibles, moins de marge de manœuvre, moins d’ingénieurs spécialisés), il n’existe plus aucun “filet de sécurité” : le moindre grain de sable provoque des suppressions de trains en cascade. Les économies touchent aussi la maintenance : certaines opérations préventives, jugées trop coûteuses, sont réduites. Par exemple, on met moins de sable dans les sablières en automne (ce qui aide les trains à freiner) ou on limite le chauffage des aiguillages en hiver. Des changements mineurs en apparence, mais aux conséquences bien réelles, puisqu’ils provoquent plus de pannes saisonnières et plus de retards.
En 2009, le rail allemand traverse une crise majeure : plus de la moitié des trains sont supprimés. En cause ? Une grande partie des rames est en effet jugée dangereuse (faute de maintenance) : les freins et les roues sont usés et le matériel est hors normes. La DB est alors condamnée à verser des indemnités à L’État de Berlin et dégrade très sérieusement sa réputation. C’est l’un des effets pervers de la privatisation partielle : pour faire des économies, la maintenance est réduite au strict minimum, quitte à compromettre la sécurité des usagers.
Dans les années 2010, les infrastructures commencent sérieusement à saturer et la ponctualité s’effondre, passant sous la barre des 70 % sur certaines grandes lignes. En 2015, la DB tente enfin de réagir avec un plan baptisé « Avenir du rail ». Mais on se rend vite compte de l’ampleur des dégâts et les décennies de sous-investissement entraînent la DB dans un cercle infernal. Dans les années 2020, on parle carrément d’effondrement du rail allemand. Richard Lutz, un des dirigeants de la DB, parle alors de « la pire crise depuis la réforme de 1994 ». En 2023, à peine 62,5 % des trains longue distance arrivent à l’heure.
La direction de la DB a vu de plus en plus de professionnels de la finance remplacer les experts ferroviaires. Pour masquer les retards, la DB a même eu recours à la "manœuvre Pofalla" : annuler des trains plutôt que de les déclarer en retard pour gonfler artificiellement les statistiques de ponctualité.
Autre absurdité : un système d’amendes est censé contraindre la Deutsche Bahn à agir. Par exemple, si elle est censée réparer des ponts en mauvais état et qu’elle ne le fait pas, elle doit verser une amende de 15 millions d’euros. Mais comme payer 15 millions d’euros d’amende est souvent beaucoup moins cher que d’engager de vrais travaux (300 millions d’euros pour la réparation d’un seul pont à Cologne), la Deutsche Bahn préfère parfois laisser les infrastructures se dégrader volontairement.
Infrastructures vieillissantes, des restrictions de vitesse et des hubs saturés… Aujourd’hui, le réseau ferré allemand est épuisé, littéralement exploité « jusqu’à l’usure » selon les termes mêmes de la Cour des comptes.
L'expérience allemande met en lumière l’importance d’une gouvernance solide et d’une vision stratégique claire. La Deutsche Bahn (DB) s'est retrouvée dans une position ambiguë, oscillant entre entreprise publique subventionnée et acteur privé sans réelle supervision, rendant les responsabilités floues et favorisant le renvoi de balle entre l'État et la direction : est-ce la faute du gouvernement qui coupe les budgets, de la DB qui ne sait pas les gérer, ou d’un modèle hybride qui semble être difficilement contrôlable ?
Aujourd’hui, un débat agite le pays : faut-il démanteler la DB ? Faut-il la renationaliser totalement, comme l’a fait la Grande-Bretagne ? Faut-il séparer les rails des trains ? Rien n’est tranché. Heureusement, cette situation commence enfin à être prise au sérieux : le ministre des Transports, Volker Wissing, a annoncé un plan d'investissement historique de 86 milliards d'euros d'ici 2029, dont 45 milliards spécifiquement dédiés à la modernisation des infrastructures ferroviaires d'ici 2027. Ce financement sera partiellement couvert par une augmentation de la taxe sur les poids lourds, marquant un virage stratégique en faveur du rail, et s'inscrit dans un plan de relance économique plus large de 500 milliards d'euros.
Ce plan d'investissement vise à transformer le réseau : des milliers de kilomètres de voies, de ponts et d'installations seront rénovés, la signalisation sera modernisée et les voies électrifiées. Des fermetures temporaires de lignes sont même prévues pour des rénovations en profondeur, limitant les perturbations à long terme. En parallèle, le gouvernement d'Olaf Scholz a initié des réformes structurelles majeures. La DB va se recentrer sur son cœur de métier en cédant des filiales comme DB Schenker et DB Arriva pour alléger sa dette. Une nouvelle entité, DB Infra, sera créée pour gérer les rails et les gares de manière non lucrative et transparente, réinvestissant l'intégralité de ses bénéfices dans l'entretien du réseau. Des mesures concrètes sont aussi mises en place pour les usagers, incluant l'embauche de techniciens, l'installation de capteurs de détection de pannes et l'optimisation des correspondances.
Malgré tout, le redressement de la DB s'annonce complexe, et la confiance des usagers difficile à regagner. La modernisation d'un réseau de près de 40 000 km tout en maintenant son fonctionnement représente un défi titanesque, entraînant inévitablement des perturbations à court terme. L’Allemagne pourra-t-elle redevenir une référence en matière de transport ferroviaire durable, fiable et performant, favorisant ainsi le report modal de la route vers le rail pour les voyageurs et le fret ? À suivre…
L’exemple allemand soulève une question cruciale pour la France : la SNCF a-t-elle su éviter les mêmes écueils ? Si les modèles et histoires des deux pays divergent, des similitudes apparaissent dans leurs dysfonctionnements. La réforme de la SNCF en 1997, visant à séparer la gestion du réseau (RFF) de l'opérateur, n'a pas produit les résultats escomptés. RFF, sous-financé, n'a pu empêcher la dégradation du réseau classique, tandis que la SNCF priorisait le succès du TGV.
Aujourd’hui, l'âge moyen des voies françaises dépasse 30 ans, de nombreuses petites lignes sont à l'abandon, et les ralentissements pour des raisons de sécurité se multiplient, avec des vitesses moyennes parfois dérisoires sur certaines lignes régionales. La Cour des comptes française a d'ailleurs pointé en 2021 une dette croissante due à un financement public insuffisant.
Bien que la situation française ne soit pas encore aussi critique qu'en Allemagne, notamment grâce à la vitrine technologique et commerciale du TGV et sa bonne ponctualité, le réseau classique français (TER et INTERCITÉS) souffre de maux comparables à ceux du réseau allemand. On y retrouve le même sous-investissement chronique, une forte dépendance aux subventions régionales, des retards fréquents et un matériel roulant vieillissant.
En définitive, la France et l'Allemagne partagent le risque de déclin ferroviaire si des mesures décisives ne sont pas prises. Malgré des atouts communs comme la grande vitesse, l'étendue de leurs réseaux et une ingénierie de pointe, les deux pays font également face au même adversaire : le puissant lobby automobile et routier, qui a souvent freiné le financement du rail. Comme le souligne la Cour des comptes allemande, la question fondamentale demeure de savoir si les chemins de fer doivent être orientés vers le profit ou le bien commun.
Finalement, l'histoire de la dégradation de la Deutsche Bahn est aussi inquiétante qu’instructive. Elle démontre qu'un réseau ferroviaire peut rapidement se déliter sans investissement ni vision à long terme, même dans un pays développé. Elle met aussi en lumière les leviers essentiels pour un système ferroviaire robuste : un financement soutenu, une gouvernance claire, une culture opérationnelle forte, et une focalisation sur l'intérêt public. Aujourd’hui, pour éviter un scénario similaire, la SNCF aurait besoin d’un milliard d'euros supplémentaire par an d'ici 2028 pour l'entretien et le développement de son propre réseau… Espérons que la crise actuelle de la DB suscite une prise de conscience générale de la valeur du ferroviaire. Comme l’a souligné le Président de la SNCF, le train est “un bien commun légué par nos anciens”, un héritage collectif qu’il est de notre responsabilité de transmettre en bonne santé aux générations suivantes.