

En 1981, la France était traversée par une centaine de lignes de nuit. 40 ans plus tard, il n'en restait plus que deux. Depuis quelques années, on a tous vu l'une de nos lignes de train de nuit préférées disparaître. Le Hendaye-Lisbonne en 2020, le Paris-Madrid, le Paris-Barcelone ou encore le Paris-Rome en 2013… La liste est longue, et le phénomène se répand dans toute l'Europe. Pour comprendre ce paradoxe, on a plongé dans l’histoire de ce mode de transport aussi fragile que mythique : entre âge d’or, sous-investissements, renaissance post-Covid et risques de nouvel effondrement, le train de nuit européen vit un moment décisif. Alors, nouvelle disparition ou espoir de renaissance ? On t’explique tout.
Tout commence aux États-Unis, dans les années 1860, avec George Pullman, qui imagine les premiers wagons-lits modernes : de vraies couchettes, de la lumière, de l’intimité. Une révolution : pour la première fois, on ne subit plus la nuit dans un train, on y dort vraiment.
Un ingénieur belge, Georges Nagelmackers, s’en inspire et fonde la Compagnie Internationale des Wagons-Lits. Son ambition : créer un réseau de trains de luxe traversant toute l’Europe.
C’est ainsi qu’en 1883 naît la légende : l’Orient Express, véritable concentré d’intrigues diplomatiques, d’écrivains, d’aristocrates… et peut-être de quelques espions. Rapidement, il devient le symbole mondial du train de nuit. D’ailleurs, si ça t’intéresse, on a écrit un article complet sur l’Orient Express.
La Seconde Guerre mondiale change tout : les voitures-lits sont réquisitionnées, certaines pour le transport de soldats, d’autres pour des missions sanitaires. Même l’Orient Express sert à la logistique militaire. Le train de nuit cesse d’être un objet de luxe, il devient un outil indispensable.
Après-guerre, avec les congés payés et l’essor du tourisme, il devient la solution parfaite pour les familles : on part après le travail, on dort pendant le trajet, et on arrive directement sur son lieu de vacances.
Entre 1965 et 1980, le trafic double. Jusqu’à 16 % du trafic voyageurs SNCF est constitué de trains de nuit !
C’est l’âge où la France compte une vingtaine de grandes lignes nocturnes, et où l’Europe rêve d’un réseau de nuit intégré, préfigurant ce que pourrait être une Europe du rail coordonnée.
Le ferroviaire n’est structurellement pas rentable, car il répond à un objectif de service public : assurer une mobilité accessible sur tout le territoire, ce qui implique des subventions, un entretien massif des infrastructures et des tarifs régulés. Le TGV est la seule exception : il s’autofinance grâce à la billetterie. Le reste du système, lui, reste dépendant des financements publics.
Et pour le train de nuit, la réalité est encore plus dure :- 1 seul aller-retour par jour,- matériel plus cher,- rentabilité limitée,- concurrence d’autres modes de transport (avion low-cost, bus longue distance, covoiturage).
Tu t’en doutais peut-être, mais tous les travaux sur les rails se font la nuit. Et avec un réseau français vieillissant (rails centenaires, caténaires de plus de 70 ans), les travaux se multiplient.
Résultat :
Et le train de nuit, c'est un peu le baromètre de la santé de notre réseau ferré. L'ONG Réseau Action Climat, dans sa récente étude sur les trains de nuit, l'exprime très bien : si le train de nuit roule, tout roule.
En effet, il circule sur le réseau classique, sur de longues distances et forcément en horaires nocturnes. Donc, dès que le réseau vieillit, dès qu'il y a un incident ou un retard de rénovation, c’est lui qui est pénalisé en premier.
Si tu as déjà tenté de réserver un train de nuit international, tu sais que ce n’est pas l’expérience la plus intuitive. Sur SNCF Connect, certains opérateurs comme European Sleeper, Trenitalia ou ÖBB n’apparaissent parfois tout simplement pas. Il faut alors jongler entre plateformes et systèmes de réservation différents.
Et tant que l’Europe n’harmonisera pas l’accès à la vente, le rail nocturne restera fragile.
L’État français ne possède aujourd’hui que 129 voitures-couchettes. Un parc tellement réduit qu’il empêche l’ouverture de nouvelles lignes, la mise en place d’itinéraires alternatifs pendant les travaux, et l’absorption de la demande (les trains affichent complet trop vite).
Pour te donner une idée, on parle d'environ 2 millions d'euros pour une voiture couchette et 8 millions pour une locomotive. Et pour des acteurs privés, obtenir financements et garanties bancaires est un vrai parcours d’obstacles.
Un autre élément clé du déclin des trains de nuit se trouve dans la volonté politique, ou plutôt dans son absence. Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas la fréquentation qui a fait vaciller ce mode de transport : les trains de nuit se remplissent très bien, parfois même trop vite faute d’assez de places. Ce qui manque, c’est une vision publique claire.
Le train de nuit n’est pas un produit comme un autre : c’est un service public, un outil d’aménagement du territoire et un levier climatique. Et comme tout service public, il a besoin d’un engagement fort de l’État.
Le matériel roulant coûtant extrêmement cher, et les opérateurs privés peinant à obtenir les prêts nécessaires pour démarrer ou développer une activité de nuit, les États jouent un rôle décisif. Une commande publique ne sert pas seulement à acheter des trains, elle lance une chaîne de production et valide un modèle que d’autres compagnies pourront ensuite utiliser. Sans ce soutien, tout devient plus lent, plus cher, plus fragile. Et tant que l'État ne reconnaît pas pleinement l’utilité quotidienne du train de nuit, tant qu’il n’en fait pas une priorité de mobilité, ce mode de transport reste suspendu au moindre arbitrage budgétaire, au moindre changement de cap politique.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là : un tournant inattendu va redonner au train de nuit une place qu’on ne lui imaginait plus.
La crise du Covid change la donne : les gens voyagent moins, réfléchissent plus, prennent conscience de l’impact de leurs déplacements. Et soudain, le train de nuit réapparaît dans l’imaginaire collectif.
Résultat :
Même le privé s’y met :
Le message est clair : le train de nuit séduit tous les publics, du backpacker à la clientèle très aisée.
En 2025, instabilité politique oblige, le gouvernement retire la subvention permettant de faire rouler les trains Paris-Berlin et Paris-Vienne (on t’en parlait en détail dans cet article). C’est un coup dur : ces lignes étaient emblématiques du renouveau du train de nuit en Europe.
Ce qui se joue aujourd’hui illustre parfaitement cette dépendance aux décisions publiques. Lorsque la France a décidé de retirer la subvention qui permettait de faire rouler les trains Paris-Berlin et Paris-Vienne, l’opérateur autrichien ÖBB n’a tout simplement plus eu les moyens d’assurer la liaison. Le verdict est tombé : les deux lignes seront arrêtées au 14 décembre 2025. Non pas faute de voyageurs (les taux de remplissage étaient excellents) mais faute de cadre politique stable. Une preuve de la vulnérabilité du train de nuit : une ligne peut renaître grâce à une impulsion publique, mais elle peut aussi disparaître du jour au lendemain à la suite d’un choix budgétaire.
Suite à cette annonce, la mobilisation est immédiate : près de 100 000 signatures pour sauver les trains de nuit Paris-Berlin et Paris-Vienne (preuve que l’engouement, lui, ne faiblit pas). D’ailleurs, la pétition du collectif Oui au train de nuit est toujours active : si la ligne Paris-Berlin est à ce jour “sauvée” (reprise en mars 2026 par European Sleeper), la ligne Paris-Vienne, elle, est toujours menacée :
L’une des meilleures nouvelles de ces dernières années, c’est l’appel d’offres massif lancé par l’État pour remettre du matériel neuf sur les rails : 27 locomotives et 180 voitures couchettes, avec une possibilité d’extension à 340 voitures. Une première en plus de 40 ans.
Cette commande publique n’est pas qu’un achat : c’est une relance industrielle. Elle crée un modèle reproductible, facilite la vie des opérateurs privés et remet enfin les lignes de nuit au cœur d’une stratégie ferroviaire de long terme.
À côté de la relance publique, une nouvelle génération d’opérateurs montre que le train de nuit peut redevenir un terrain d’innovation. European Sleeper en est l’un des symboles les plus enthousiasmants. Leur arrivée en France, avec l’ambition de reprendre une ligne aussi emblématique que Paris-Berlin, traduit une vraie confiance dans l’avenir du rail européen. Malgré les défis de visibilité, de remplissage ou de matériel, l’équipe avance avec la conviction que la demande est là et que le public n’attend que ça : des trains de nuit fiables, réguliers, accessibles.
Et ils ne sont pas seuls. Le projet Nox, porté par Thibaut Constant, incarne lui aussi cette énergie nouvelle qui traverse le secteur. Voir émerger de tels acteurs prouve que le train de nuit n’est plus un vestige du passé, mais un marché vivant, capable d’attirer des entrepreneurs qui croient profondément en son potentiel. Leur présence montre que l’avenir nocturne du rail ne repose pas uniquement sur l’État : il repose aussi sur celles et ceux qui imaginent de nouvelles façons de voyager et qui sont prêts à écrire la prochaine page des nuits ferroviaires européennes. Mais leur développement dépend tout de même d’un cadre politique stable, d’un accès équitable aux sillons et d’un réseau correctement entretenu.
Les travaux nocturnes, les coûts de matériel, l’absence d’harmonisation européenne et la concurrence d’un aérien dopé aux avantages fiscaux créent un environnement déséquilibré.Sans engagement public clair, le train de nuit pourra difficilement se développer.
Pourtant, le potentiel est immense : en France, avec 600 voitures, le réseau nocturne pourrait transporter 6 millions de voyageurs, voire 12 millions à long terme, tout en évitant près d’un million de tonnes de CO₂ par an.
Le train de nuit n’a pas failli disparaître parce qu’il n’était plus utile. Il a failli disparaître parce qu’on a cessé de lui donner les moyens d’exister. Aujourd’hui, tout est encore possible : un nouvel âge d’or… ou un nouvel effondrement.
Le choix ne dépend ni des voyageurs (ils sont là), ni des opérateurs (ils sont prêts), mais d’une décision collective : reconnaître enfin le train de nuit comme un outil d’avenir. Un outil puissant, moderne, efficace, profondément nécessaire dans une Europe qui cherche à concilier mobilité, sobriété et désir d’exploration.

Issue du monde de la communication et des médias, Sophie est Responsable éditoriale chez HOURRAIL ! depuis août 2024. Elle est notamment derrière le contenu éditorial du site ainsi que La Locomissive (de l'inspiration voyage bas carbone et des bons plans, un jeudi sur deux, gratuitement dans ta boîte mail !).
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